lundi 17 octobre 2011
L’enseignant camerounais d’histoire et de sciences politiques à l’université Witwatersrand de Johannesburg donne, dans une interview à nos confrères de Rfi, les raisons de l’immobilisme au sommet de l’Etat au lendemain de la présidentielle du 09 octobre qui verra à coup sûr le président sortant Paul Biya, au pouvoir depuis 29 ans, rempiler.
Rfi : La France a qualifié l’élection au Cameroun « d’acceptable ». C’est le terme employé par le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé. Que vous inspire ce genre de commentaire ?
Achille Mbembé : Ce genre de commentaire est typique des rapports que la France officielle entretient avec l’Afrique, et notamment avec ses anciennes colonies. Elle est prête à y accepter des choses qu’elle n’accepterait pas s’il s’agissait de la France elle-même. Cette attitude est très ancienne et elle ne m’étonne pas du tout. Les élites gouvernantes françaises ont grand intérêt à ce que perdure en Afrique centrale en particulier, un ensemble de satrapies au Congo, au Cameroun, au Gabon, au Tchad qui sont devenues des chiens de garde des intérêts français en Afrique.
Rfi:Mais la France sait aussi revoir ses amitiés, lorsque la situation l’exige et lorsque les systèmes deviennent trop instables. Elle appui les transitions démocratiques comme en Guinée. Alors, est-ce à dire que le régime de Paul Biya est suffisamment stable pour éviter les crises majeures dans ce pays ?
Achille Mbembé : Il n’y a pas de danger immédiat dans la mesure où le régime camerounais en particulier, est parvenu à émasculer la société civile. L’alternative politique au Cameroun dans les circonstances actuelles ne sera pas le produit des élections.
Rfi : Cette destruction de la société civile camerounaise est-elle le fait du régime de Paul Biya ou le produit de la décolonisation ?
Achille Mbembé : Le Cameroun a été depuis les années de la colonisation, et surtout depuis la guerre d’indépendance dans les années 50, un des laboratoires privilégiés de l’autoritarisme postcolonial à la française. C’est dans ce pays qu’ont été expérimentées, d’abord les techniques de la guerre contre-révolutionnaire que l’on a en suite disséminées en Algérie. C’est également dans ce pays qu’au cours des années Ahidjo et Biya, que l’Etat postcolonial a repris à son compte un ensemble de techniques se rapportant à la fois à la mise en place d’un système clientéliste parmi les plus corrompus de la planète, la division des forces sociales en terme ethnique et la décapitation presque systématique de l’intelligentsia et des associations. M. Biya y a ajouté un zeste de machiavel à l’africaine à travers un style de gouvernement que moi j’appelle le gouvernement spectrale, le gouvernent par l’inaction et par l’immobilisme. Il n’a même pas besoin d’être sur place. D’ailleurs il passe l’essentiel de son temps dans un hôtel luxueux à Genève ou alors dans son village.
Rfi : Alors comment s’y prend-t-il pour diriger son pays en étant la plus part du temps à l’étranger ou dans son village ?
Achille Mbembé : Mais il s’est entouré d’à peu près une centaine de vieillards, qui à leur tour contrôle la majorité des cadets sociaux, des femmes et des jeunes.
Rfi : Pourtant dans les années 90 l’opposition et notamment le Sdf représentait une force réelle. Alors comment expliquez-vous le déclin de cette opposition ?
Achille Mbembé : Mais M. Biya a mis en place un rouleau compresseur qui a permis de faire imploser le Sdf. Le Sdf paye d’autre part, son propre aveuglement et son incapacité à analyser objectivement les transformations de la société camerounaise, à s’engager dans une lutte politique sur le long terme. Et donc nous avons à faire aujourd’hui à une opposition imbécile, qui ne sait pas faire masse et qui a perdu énormément de sa crédibilité.
Rfi : Comment expliquer que ce système ne génère pas une contre violence. Une violence en réaction ?
Achille Mbembé : Je dirais que c’est à cause des traumatismes historiques. Le Cameroun a été le seul pays en Afrique subsaharienne ou la lutte pour l’indépendance ait emprunté le chemin de la lutte armée. Cette lutte a été écrasée pendant des décennies jusqu’à l’assassinat d’Ernest Ouandié au début des années 70. L’Etat d’urgence proclamé à l’époque coloniale s’est prolongé longtemps après les indépendances.
Rfi : Paradoxalement c’est aussi un pays ou la parole est relativement libre ou la presse foisonne ou les médias se multiplient ; il existe même une petite société civile malgré tout... et malgré tout on a le sentiment que le débat n’existe pas vraiment notamment le débat politique...
Achille Mbembé : Mais c’est une société qui a du mal à faire corps. Les formes d’identification ethniques, sectaires ont été aggravées au cours des 30 dernières années. Il existe une masse énorme de jeune sans emplois ; c’est une société également ou les gens ne veulent pas prendre le risque de mourir pour des causes qui leur sont chères. Comme partout ailleurs en Afrique, ils estiment que la liberté peut leur être octroyée à crédit. Et tant que c’est le cas, tant que cette mentalité persiste M. Biya peut dormir absolument tranquille.
Source : RFI